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Madame Sans-Gêne, Tome I by Edmond Lepelletier
Rue de Bondy, des lampions allumés et fumeux éclairaient l'entrée d'un bal populaire, le Waux-Hall.
Ce bal, au nom exotique, était dirigé par le citoyen Joly, artiste du Théatre des Arts.
On était aux grands jours de juillet 1792.
Louis XVI conservait encore une royauté nominale, mais sa tête, coiffée du bonnet phrygien, au 20 juin, chancelait déjà sur ses épaules.
La Révolution grondait dans les faubourgs.
Robespierre, Marat et Barbaroux, le beau Marseillais, avaient eu une entrevue secrète où l'on avait, sans pouvoir tomber d'accord sur le choix d'un chef, d'un dictateur, comme le voulait l'Ami du peuple, décidé de livrer un assaut décisif à la royauté retranchée, ainsi qu'en une forteresse, au chateau des Tuileries.
On attendait l'arrivée des bataillons des Marseillais pour donner le signal de l'insurrection.
Le roi de Prusse et l'empereur d'Autriche se préparaient, de leur c?té, à se jeter sur la France qu'ils estimaient une proie facile, un pays ouvert: comptant sur les trahisons et sur les dissensions intérieures pour frayer un passage à leurs armées jusqu'à la capitale.
Avec une arrogance téméraire, le prince de Brunswick, généralissime des armées impériales et royales, avait lancé de Coblentz son fameux manifeste, où il était dit:
?Si le chateau des Tuileries est forcé ou insulté, s'il est fait la moindre violence, le moindre outrage à Leurs Majestés le roi Louis XVI et la reine Marie-Antoinette ou à quelque membre de la famille royale, s'il n'est pas pourvu immédiatement à leur s?reté, à leur conservation et à leur liberté, l'Empereur et le Roi en tireront une vengeance exemplaire et à jamais mémorable, en livrant la ville de Paris à une exécution militaire et à une subversion totale, et les révoltés coupables d'attentats aux supplices qu'ils auront mérités...?
Paris répondit à ce défi féroce en organisant le soulèvement du 10 ao?t.
Mais Paris est toujours le volcan à deux cratères: la joie y bout avec la fureur.
On s'armait dans les faubourgs. On discourait dans les clubs, et, à la Commune, on distribuait des cartouches aux gardes nationaux patriotes, sans pour cela perdre le go?t du plaisir et l'amour de la danse.
Car on se trémoussait beaucoup sous la Révolution.
Sur les ruines toutes fra?ches de la Bastille, enfin démolie, un écriteau fut planté portant ces mots: Ici l'on danse!
Et ce n'était pas une ironie. L'usage le plus agréable que pouvaient faire les patriotes de ce lugubre emplacement où, tant de siècles durant, avaient sourdement gémi les malheureux que détenait le caprice monarchique, c'était encore d'y accorder les violons. Les joyeux flonflons succédaient aux cris lugubres des chouettes, et c'était aussi une fa?on de témoigner de la disparition de l'ancien régime.
La Révolution s'est accomplie en chantant la Marseillaise et en dansant la Carmagnole.
Enumérer les bals ouverts alors dans Paris prendrait toute une page: on dansait à l'h?tel d'Aligre, rue d'Orléans-Saint-Honoré; à l'h?tel Biron, au pavillon de Hanovre; au pavillon de l'Echiquier, à l'h?tel de Longueville; rue des Filles-Saint-Thomas, à la Modestie; au bal de Calypso; faubourg Montmartre, aux Porcherons; à la Courtille, au Waux-Hall enfin, rue de Bondy, où nous allons conduire le lecteur.
Comme les costumes, les danses de l'ancien régime se mélangeaient aux entrechats nouveaux: à la noble pavane, au menuet et à la gavotte succédaient la trénitz, le rigaudon, la monaco et la populaire fricassée.
Dans la grande salle du Waux-Hall, un soir de la fin de juillet 1792, la foule était grande et l'on s'amusait fort. Les danseuses étaient jeunes, alertes, gentiment troussées, et les danseurs pleins d'entrain.
Les costumes les plus divers se rencontraient. La culotte courte avec les bas, la perruque et l'habit à la fran?aise, étalaient leurs graces dans les avant-deux où apparaissait le pantalon révolutionnaire; car, disons-le en passant, le terme de sans-culottes, dont on s'est servi pour désigner les patriotes, ne signifiait nullement que ceux-ci allaient dépourvus du vêtement destiné à couvrir les jambes; cela voulait dire qu'au contraire les jambes révolutionnaires étaient trop vêtues: les citoyens avaient allongé l'étoffe et ne portaient plus de culottes, mais des pantalons.
Les uniformes étincelaient, nombreux. Beaucoup de gardes nationaux, en tenue, prêts à s'élancer hors du bal et à courir, au premier appel du tambour, commencer la danse du tr?ne et le branle de la révolution.
Parmi ceux-ci, circulant l'air vainqueur et se cambrant avec avantage en passant devant les jolies filles, on pouvait remarquer un grand et fort gar?on aux traits à la fois énergiques et doux, qui portait le coquet costume de garde fran?aise avec la cocarde bleu et rouge de la municipalité de Paris. Sur sa manche, le galon d'argent indiquait son grade: un sergent passé, comme beaucoup de ses camarades, dans la milice soldée de la ville, depuis le licenciement des gardes fran?aises.
Il tournait et retournait aux alentours d'une robuste et appétissante luronne, à l'?il honnête et bleu, à l'allure dégagée. Celle-ci regardait ironiquement le beau garde fran?aise hésitant à s'approcher d'elle, malgré les encouragements de ses camarades:
-Mais vas-y donc, Lefebvre! soufflait l'un des gardes... la place n'est pas imprenable!...
-Elle a même peut-être déjà connu la brèche! disait un autre.
-Si tu n'oses pas l'aborder, moi, j'essaie! ajoutait un troisième.
-Tu vois bien que c'est toi qu'elle reluque! On va danser la fricassée... Invite-la!... reprit le premier, encourageant le sergent Lefebvre.
Celui-ci se tatait; il n'osait accoster la fra?che et jolie commère, nullement décontenancée d'ailleurs et qui semblait n'avoir pas froid aux yeux.
-Tu crois, Bernadotte? répondit Lefebvre à celui qui l'excitait ainsi, comme lui sergent... Morbleu! un soldat fran?ais n'a jamais reculé ni devant l'ennemi ni en face d'une belle... je vais tenter l'assaut!...
Et se détachant de ses camarades, le sergent Lefebvre marcha droit à la jolie fille, dont les yeux s'étaient chargés de colère et qui s'apprêtait à le recevoir de la plus belle fa?on, ayant entendu les propos peu respectueux des militaires sur son compte.
-Attends! ma fille, dit-elle à sa voisine, j'vas leur apprendre, moi, à ces freluquets de gardes fran?aises, si j'ai une brèche!
Et elle se leva vivement, les poings sur la hanche, les yeux pétillants, la langue la démangeant, prompte à l'attaque comme à la riposte.
Le sergent crut que l'action valait mieux que la parole...
Avan?ant les bras, il saisit la jeune fille à la taille et tenta de lui déposer un baiser sur le cou, en disant:
-Mam'zelle, voulez-vous danser la fricassée?
La gaillarde était leste. En un clin d'?il elle se dégagea, puis expédiant sa main avec vivacité dans la direction de la joue du sergent, ébahi et penaud, elle l'appliqua en disant, mais sans colère et plut?t joyeuse de sa réplique:
-Tiens, fiston, en voilà d'la fricassée!...
Le sergent recula d'un pas, se frotta la joue, devenue cerise, et portant la main à son tricorne dit galamment:
-Mam'zelle, je vous demande bien pardon!...
-Oh! il n'y a pas d'offense, mon gar?on! ?a vous servira de le?on... Une autre fois vous saurez à qui vous avez affaire!... répondit la jeune fille, dont toute la colère paraissait tombée, et qui se tournait vers sa compagne en disant à mi-voix:
-Il n'est pas trop mal, ce garde!...
Bernadotte, cependant, qui avait suivi avec un regard jaloux son camarade s'approchant de la jolie fille, beaucoup plus satisfait de voir les choses s'envenimer, s'approcha de lui, le prit par le bras et lui dit:
-Viens avec nous... tu vois bien qu'on ne veut pas danser avec toi... Mademoiselle ne sait d'ailleurs peut-être pas la fricassée...
-Qu'est-ce qui vous demande l'heure qu'il est à vous? dit vivement la luronne... Je sais danser la fricassée et je la danserai avec qui me pla?t... pas avec vous, par exemple!... Mais si votre camarade veut m'inviter poliment... eh bien! je tricoterai des jambes avec lui volontiers... sans rancune, n'est-ce pas, sergent?
Et cette joyeuse et bonne fille, toute de premier mouvement et de franche allure, tendit sa main à Lefebvre.
-Sans rancune, oh! oui, mademoiselle!... Je vous demande encore une fois bien pardon... Ce qui s'est passé tout à l'heure, voyez-vous, c'est un peu la faute des camarades... c'est Bernadotte, que vous voyez là, qui m'a poussé... Oh! je n'ai eu que ce que je méritais!...
Et comme il s'excusait ainsi de son mieux, la jeune fille, l'interrompant, lui demanda sans fa?on:
-Mais dites donc, à votre accent, on dirait que vous êtes Alsacien?...
-Né natif du Haut-Rhin! à Ruffach!
-Parbleu! en v'là un hasard... moi, je suis de Saint-Amarin...
-Vous êtes ma payse!
-Et vous mon pays! Comme on se retrouve, hein?
-Et vous vous nommez?
-Catherine Upscher... blanchisseuse, rue Royale, au coin de la rue des Orties-Saint-Honoré.
-Et moi, Lefebvre, ex-sergent aux gardes, présentement dans la milice...
-Alors, pays, nous ferons tout à l'heure, si vous le voulez bien, plus ample connaissance, mais pour le moment la fricassée nous appelle...
Et le prenant sans fa?on par la main, elle l'entra?na dans le tourbillon des danseurs.
Comme elle tournoyait devant un jeune homme, au visage très pale, presque blême, portant les cheveux longs en oreilles de chien, à la mine discrète et futée, et dont la longue lévite avait des allures de soutane, celui-ci dit assez haut:
-Tiens! voilà Catherine qui passe aux gardes!...
-Vous connaissez cette Catherine? demanda le sergent Bernadotte, qui avait entendu le propos.
-Oh! en tout bien tout honneur, répondit le jeune homme à tournure ecclésiastique: c'est ma blanchisseuse... une bonne fille, vaillante, proprette et vertueuse... le c?ur sur la main et la langue joliment pendue!... dans tout le quartier, pour son franc parler et ses manières toutes rondes, on la nomme mam'zelle Sans-Gêne...
Le tapage de l'orchestre grandissait et le reste de la conversation se perdit dans le tumulte joyeux de la fricassée.
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